Les juges, les discours de haine (et le politiquement correct)

Les juges, les discours de haine (et le politiquement correct)

Sommaire

Les polices légales des « discours de haine » se prêtent en France à des critiques contradictoires. D’un côté, il leur est reproché d’instituer un « politiquement correct » qui ne permettrait plus de dire « quoi que ce soit ». De l’autre côté, il leur est reproché de ne pas être appliquées sévèrement par les juges. Ces deux critiques ont néanmoins en commun d’investir ces polices d’attributs magiques, sans considération de ce que les juges y sont particulièrement contraints dans leur argumentation.

Le concept de « discours de haine » (1) s’est définitivement installé dans le lexique juridique et politique français dans les années 2000 afin de caractériser l’objet de différentes polices pénales définies pour certaines par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour d’autres par le Code pénal, pour certaines autres par la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de la communication. Au titre de la loi de 1881, il s’agit des délits d’injure publique, de diffamation publique ou de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence lorsque ces délites sont commis à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap. Le délit de contestation de la Shoah est le quatrième délit dirigé contre les « discours de haine », en tout cas depuis que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 janvier 2016, a validé ce délit en faisant valoir que « les propos contestant l’existence de faits commis durant la seconde guerre mondiale qualifiés de crimes contre l’humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale constituent en eux-mêmes une incitation au racisme et à l’antisémitisme » (2). Le Code pénal ne réprime les injures, les diffamations et les provocations haineuses qu’au titre de contraventions et dans la mesure où ces discours n’ont pas été « commises publiquement ». L’article 15 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication prévoit pour sa part que le Conseil supérieur de l’audiovisuel « veille (…) à ce que les programmes mis à disposition du public par un service de communication audiovisuelle ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité ».

Arrêté définitivement dans les années 1980-1990 dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et dans la doctrine de l’Union européenne (3), le point fixe selon lequel les « discours de haine » ne sauraient faire partie du champ d’application de la liberté d’expression se prête, spécialement depuis les années 2000, à une discussion sur sa pertinence, soit que l’on veuille trouver des justifications philosophiques ou politiques à cet axiome, soit qu’on veuille le contester (4).

La question envisagée ici est plutôt celle de l’effectivité formelle de l’objectif de pédagogie de la cécité aux différences assigné aux polices légales des injures, des diffamations et des provocations haineuses (5). Cette effectivité est contrariée par les contraintes de l’argumentation juridique et judiciaire, pour une raison tenant à ces polices elles-mêmes et à leur sophistication formelle. Les injures et les diffamations haineuses restent avant tout des injures et des diffamations au sens du droit. Les éléments constitutifs de ces délits ou de ces contraventions doivent donc être caractérisés. Toutefois, ces infractions contiennent, toujours en droit, un élément supplémentaire tenant à une « identité » de la personne ou du groupe de personnes visé (l’appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, à une nation, à une race, à une religion déterminée, le sexe, le handicap, l’orientation sexuelle). C’est cet élément supplémentaire qui justifie certaines singularités (de fond ou de procédure) de ces injures et de ces diffamations par rapport aux autres et qui rend le travail des juges plus difficile et plus délicat que pour les diffamations et les injures classiques envers les particuliers ou les institutions. D’autant plus que dans le contentieux des « discours de haine », comme dans tout contentieux des discours, différentes opérations intellectuelles doivent être commises par le juge ‒ la prise en compte du contexte d’énonciation du discours litigieux, l’analyse sémiologique dudit discours ‒ qui peuvent rendre le travail juridictionnel aléatoire. De fait, les décisions judiciaires qui se voient reprocher de participer du « politiquement correct » (6) sont celles dont l’argumentation est souvent, mais logiquement, la plus laborieuse.

I. DÉTERMINATION DU GROUPE DE PERSONNES VISÉES

Les juges ne sont pas supposés élaborer sur la différence hypothétique entre les concepts de race, de couleur, d’ascendance, d’origine, nationale ou ethnique, de religion, qui sont disponibles en droit interne ou dans le droit d’origine externe. Autrement dit, les juges sont supposés s’interdire de vouloir vérifier, avant de prononcer une condamnation, que la victime est effectivement noire, arabe, juive, musulmane, homosexuel(le), de nationalité étrangère. Le législateur ne s’est jamais départi de sa volonté de ne pas donner le sentiment d’objectiver l’appartenance à une ethnie, à une race, à une religion.

Peu ou prou, les juges doivent néanmoins déterminer les groupes de personnes visées puisque cette détermination est un élément constitutif des différentes infractions. Ainsi, les Roms sont un groupe de personnes considérées à raison de leur appartenance à cette « ethnie » au sens de l’article 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881 (7). Toutefois, il y a des cas dans lesquels cette détermination peut poser un problème aux juges. La question s’est ainsi posée de savoir si la « communauté corse » est au nombre des groupes protégés par ces polices légales. S’abritant derrière la décision du Conseil constitutionnel ayant invalidé la reconnaissance par une loi d’un « peuple corse » (8), la Cour de cassation a répondu par la négative en faisant valoir que les personnes visées en raison de leur origine ou de leur appartenance à une collectivité territoriale française n’entrent pas dans la catégorie des personnes protégées par les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 relatives à la diffamation raciale (9). Il est vrai que la Cour d’appel de Bastia, pour conclure que les propos incriminés sont diffamatoires envers un groupe de personnes à raison de leur origine, s’était contentée de faire valoir que « si la délimitation précise de la communauté corse peut prêter à controverse, le fait d’avoir ses origines, plus ou moins lointaines en Corse, constitue le trait commun de la population revendiquant légitimement l’appartenance à cette communauté » (10).

Ce sont plus sûrement les décisions judiciaires relatives à la « population majoritaire » qui sont spécialement discutées. Il en a ainsi été de celle par laquelle le tribunal correctionnel de Paris a jugé que « les Français blancs de souche ne constituent pas un ‟groupe de personnes” au sens de la loi de 1881 », qu’ainsi « Nique la France » ‒ soit le titre d’un livre et d’un CD édités par les prévenus ‒ n’était pas une injure à caractère racial (11). Or cette jurisprudence est contestée politiquement par les acteurs et les organisations politiques qui se formalisent de ce qu’elle empêche la répression de ce qu’ils appellent le « racisme anti-blanc » (de nombreuses questions parlementaires interpellent régulièrement le Gouvernement sur cette question, à propos notamment des paroles proférées dans certaines chansons de rap). Au demeurant, cette jurisprudence a pu être considérée comme n’étant pas cohérente avec l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 21 janvier 2014 à propos d’une agression contre un Blanc, soit un arrêt dans lequel la circonstance aggravante de racisme avait été retenue dans la mesure où dans le contexte de l’agression, l’un des agresseurs avait crié « sale Blanc »/« sale Français » (12).

II. CONTEXTE D’ÉNONCIATION DU DISCOURS LITIGIEUX

La seule occurrence au contexte d’énonciation qui existe dans les textes se rapporte à l’injure envers les particuliers : il s’agit de la question de savoir si le propos litigieux a été précédé ou non par une provocation de la victime, auquel cas cette provocation est absolutoire. Les juges ont néanmoins exclu cette « excuse » de provocation pour les injures publiques à caractère racial ou religieux (13) ainsi que pour les injures non-publiques à caractère racial ou religieux.

Au-delà de cette jurisprudence, les décisions des juges du fond ou du CSA se caractérisent par quatre points de fébrilité.

Le premier de ces points se rapporte à l’importance qu’il convient ou non d’accorder à la nature du support de l’énonciation. De fait, le Conseil supérieur de l’audiovisuel et les juges accordent une importance particulière au fait que le discours litigieux ait été tenu à la télévision, à la radio, sur Internet, à partir du principe selon lequel ces médias ont une nature intrusive qui fait que l’on peut recevoir leurs messages malgré soi (alors que « personne n’est personne n’est obligé d’acheter et de lire Charlie hebdo » ou un autre journal selon le mot des juges de Lyon dans l’affaire Siné citée ci-après) et une puissance de pénétration incomparablement plus grande (principe dont le corollaire est le présupposé d’une passivité tendancielle des récepteurs des messages audiovisuels ou numériques (14)).

Le deuxième point de fébrilité se rapporte à la question de savoir si la prise en compte du contexte d’énonciation doit comprendre également le bruit médiatique ou l’« émotion sociale » provoqué(e) par le discours litigieux. En réalité, les juges argumentent de manière très équivoque sur ce point. Leur argumentation peut être cohérente lorsqu’ils esquissent ou commettent une sociologie de la réception sociale du discours litigieux en faisant référence aux études d’opinion, à des rassemblements ou à des manifestations publics, à des pétitions ayant recueilli un nombre de signatures significatif. Leur argumentation est en revanche moins cohérente, et même illogique, lorsqu’ils infèrent la désapprobation sociale du discours litigieux … de la consistance même de ce discours, de ce que certains juges appellent sa « puissance émotive » (15).

Le troisième point de fébrilité des juges ou du CSA touche pour sa part à la question de savoir si le contexte d’énonciation doit se rapporter y compris au statut de l’auteur du discours litigieux. Or ce « critère » du statut socio-culturel du prévenu peut avoir de nombreux pavillons : le fait pour l’intéressé d’être parlementaire, eu égard à la liberté d’expression plus grande reconnue aux parlementaires dans et hors l’enceinte parlementaire ; le fait pour l’auteur du discours litigieux d’appartenir lui-même au groupe contre lequel est dirigé son discours ; le fait pour l’auteur du discours litigieux d’être une personnalité « médiatique » et d’avoir à ce titre des « responsabilités particulières » ; le fait pour l’auteur du discours litigieux de se voir prêter une dignité sociale distinctive, en tant qu’il fait partie ou est présenté comme faisant partie des gens de savoir ou plus généralement des professions intellectuelles, ou en tant qu’il fait partie ou est présenté comme faisant partie d’une élite culturelle dont le juge voudrait considérer qu’elle constitue une avant-garde (les réquisitoires du ministère public et/ou les condamnations du journaliste Éric Zemmour, du couturier John Galliano ou du parfumeur Jean-Paul Guerlain pour injure raciale ou incitation à la haine raciale mobilisèrent ainsi le présupposé élitiste voulant que les « gens de culture » soient vierges, ès qualité, de mauvais affects).

Un dernier point de fébrilité concerne le statut à accorder à l’humour et/ou à la caricature. Si les organes juridiques français conviennent de « l’exception de caricature » ou de « l’excuse humoristique » (16), leurs élaborations en la matière peuvent néanmoins être empruntées, en tout cas ne pas être consensuelles. En effet, les juges ne doivent pas s’attacher à l’intention de l’auteur, au risque d’annihiler les polices légales en encourageant les « discours de haine » à ne plus se formuler que sous forme de caricature ou sous forme humoristique, puis aux prévenus de revendiquer une intention humoristique ou de caricature. Les juges doivent dégager « la » signification « objectivement » humoristique ou caricaturale du dessin, du propos, de la chanson, de la pastille. Ce peut être une gageure dans différentes circonstances, spécialement en présence de genres humoristiques ou caricaturaux particulièrement transgressifs ou aux marges des codes culturels dominants en la matière.

Le jugement rendu le 22 mars 2007 par le tribunal de grande instance de Paris en faveur de Charlie Hebdo dans l’affaire des Caricatures de Mahomet (17) est archétypal de ce point de vue puisque le tribunal ne s’en tint pas au dessin lui-même mais crut devoir convoquer, afin d’éclairer le dessin litigieux, le « pedigree » de Charlie Hebdo, la « tradition » de l’hebdomadaire. Une tradition relativisée ‒ déjà à l’époque du jugement ‒ par ceux qui disent avoir perçu une différence de traitement de l’Islam par l’hebdomadaire (18).

III. ANALYSE SÉMIOLOGIQUE DU DISCOURS LITIGIEUX

Dans un arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 mars 2015, celle-ci confirme un arrêt rendu par la Cour d’appel qui avait lui-même confirmé un jugement correctionnel condamnant un individu – en l’espèce un élu du parti politique le Front national – pour les commentaires suivants publiés sur sa page Facebook :

« Ce grand homme a transformé Nîmes en Alger, pas une rue sans son Kebab et sa mosquée ; dealers et prostitués règnent en maîtres, pas étonnant qu’il ait choisi Bruxelles, capitale du nouvel ordre mondial, celui de la charia… Merci l’UMPS, au moins ça nous fait économiser le billet d’avion et les nuits d’hôtel, j’adore le Club Med version gratuite… Merci Franck et kiss à Leila… des bars à chichas de partout en centre ville et des voilées. Voilà ce que c’est Nîmes la ville romaine, soi-disant … L’UMP et le PS sont des alliés des musulmans… un trafic de drogue tenu par les musulmans… qui dure depuis des années …. Des caillassages sur des voitures appartenant a des blancs… Nîmes capitale de l’insécurité du Languedoc-Roussillon… Z… l’élu au développement économique… hallal… boulevard Gambetta et rue de la République (islamique) ».

La Cour de cassation conclut que la cour d’appel a justifié sa décision dès lors que le délit de provocation à la haine ou à la discrimination religieuse, ethnique ou raciale prévu et réprimé par l’article 24, alinéa 6, de la loi du 29 juillet 1881 « est caractérisé lorsque, comme en l’espèce, les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les textes incriminés tendent à susciter un sentiment de rejet ou d’hostilité, la haine ou la violence, envers un groupe de personnes ou une personne à raison d’une religion déterminée » (19).

La syntaxe du propos litigieux, lorsqu’il s’agit d’un écrit ou d’une parole, est donc constamment analysée par les juges dans le contentieux des discours. Ce travail sémiologique a d’autant plus d’importance que les infractions dont il s’agit sont des infractions intentionnelles et que les discours indirects sont punissables au même titre que les discours directs : les juges sont supposés traquer les prétéritions, les métaphores haineuses, avec néanmoins cette idée qu’il faut que l’équivoque soit « un minimum évidente » pour l’auditeur ou pour le lecteur. C’est cette exigence que le tribunal correctionnel de Lyon avait admis en faveur de l’éditorialiste Siné à l’occasion de son procès pour complicité de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou religion déterminée en raison d’une chronique publiée dans Charlie Hebdo le 2 juillet 2008 dans laquelle il était écrit, notamment « Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général UMP (…) vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive et héritière des fondateurs de DARTY. Il fera du chemin dans la vie ce petit (…) ». « S’il convient bien évidemment de retenir les leçons de l’histoire, a fait remarquer le tribunal en faveur du prévenu, il n’en demeure pas moins que les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite et prohibent le glissement subreptice des notions et des termes d’un champ lexical à l’autre. Il serait périlleux pour la liberté d’expression de passer de l’explicite des mots à un implicite situé dans ‟un au-delà des mots” au prétexte que ‟ce qui compte, c’est l’histoire, la mémoire, l’imaginaire que véhiculent ces mots”. Sauf insinuation évidente, le principe de légalité qui postule une interprétation stricte de la loi pénale interdit tout raisonnement par induction ou analogie au prétexte que ‟c’est affaire d’acoustique, donc de physique, de mécanique”. » (20).

Ce travail d’analyse sémiologique a toujours distingué des cas « évidents » de cas « moins évidents », des cas dans lesquels les juges doivent trancher des querelles sémantiques, voire sonder les intentions réelles du locuteur. L’affaire du mot « Souchien » est à cet égard remarquable. Mme Houria X…, porte-parole de l’association Les Indigènes de la République, avait été poursuivie par l’AGRIF pour avoir, le 2 juin 2007, au cours de l’émission télévisée diffusée sur Ce soir ou jamais (France 3) « utilisé le terme « souchien/sous-chien » » que les plaignants analysaient comme étant « un qualificatif animalier péjoratif ».

La prévenue fut relaxée par le tribunal correctionnel, une relaxe confirmée par la cour d’appel de Toulouse le 19 novembre 2012 qui fit valoir pour sa part, selon le rendu de la Cour de cassation dans son arrêt de rejet du pourvoi :

« (…) une écoute particulièrement attentive de la bande écarte l’hypothèse d’une prononciation en deux syllabes bien distinctes ; (…) plus encore, le contexte politique de l’émission dans le cadre de laquelle ce mot a été prononcé, tout comme le combat que mène la prévenue, dont la cour n’a pas à apprécier, sont autant de critères permettant d’estimer que le terme employé désignait les français dits « de souche » dans l’esprit de la prévenue ; (…) encore, la catégorisation des « souchiens » en la rapprochant d’une entité ethnique ou raciale dite « les blancs », qu’il est d’usage de nommer en ethnologie les « caucasiens » sans choquer quiconque, tend à confirmer la motivation ethnologique et non animalière reprochée à la prévenue ; (…) enfin, il est constant que le néologisme « souchien » est d’usage courant dans la classe politique ; (…) les pièces vidéo versées au dossier confirment que des politiciens de toutes tendances l’emploient sans que cela ne suscite l’émotion de ceux qui seraient censés se sentir concernés ou offensés par ce terme. »

Le travail d’analyse sémiologique que doivent commettre les juges soulève d’autre part la question de la distinction entre des stéréotypes et des opinions, sachant par ailleurs que certaines opinions haineuses peuvent être fécondes de stéréotypes, qu’un stéréotype peut être positif ou négatif, qu’un stéréotype peut être raciste (sexiste, xénophobe, etc.) ou ne pas l’être (21). Cette question a d’autant plus d’importance que les infractions prévues par la loi de 1881 et le Code pénal sont des infractions intentionnelles. Or un certain nombre de décisions judiciaires sont travaillées par le présupposé selon lequel les individus ont nécessairement conscience de ce qu’ils étaient en train de commettre des stéréotypes ou des opinions haineuses. Ces décisions font un peu comme s’il n’était pas établi que des personnes qui s’imaginent indifférentes à la différence peuvent néanmoins avoir des biais inconscients. D’autre part, différents jugements (ou décisions du Conseil supérieur de l’audiovisuel) donnent à penser qu’aux yeux des organes juridiques, la différence entre les opinions haineuses et les stéréotypes liés à des identités est une différence de degré et non une différence de nature. Dans l’affaire Siné précitée, cette question des stéréotypes a été envisagée, mais d’une manière très distante de la psychologie sociale puisque, de manière quelque peu convenue dans ce contentieux, le tribunal ne s’obligea à interroger que des linguistes, des journalistes et des « intellectuels », plutôt que des experts en psychologie sociale des préjugés et des stéréotypes.

Pour ainsi dire, le statut des stéréotypes dans les polices légales des « discours de haine » est le grand impensé de la mise en œuvre judiciaire de ces polices, alors que ce sont les cas intéressant des stéréotypes qui peuvent susciter une incompréhension dans une partie de l’opinion publique, voire une partie de la critique de l’activisme judiciaire reproché aux associations de lutte contre les discriminations agissant en tant que partie civile dans les procès relatifs aux « discours de haine ».

*

La proposition faite par le président de la République François Hollande le 24 février 2015 de faire basculer la police pénale des « discours de haine » commis publiquement de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse vers le Code pénal a été contestée par différentes organisations sociales. Plus que la perspective d’une aggravation subséquente des sanctions applicables, il a été surtout reproché à cette proposition de rendre applicable aux discours concernés le droit commun de la procédurale pénale (garde à vue, délais de prescription de droit commun, comparution immédiate). Cette proposition souffrait cependant d’abord de son biais intellectuel, soit le présupposé selon lequel c’est « l’appartenance » de ces infractions à la loi de 1881 et donc au « droit pénal spécial » qui compromettait l’« efficacité » des juges. Alors que le rattachement de ces polices à la loi de 1881 ou au Code pénal, ni ne décide en lui-même des priorités de poursuite des parquets, ni ne modifie les contraintes argumentatives des juges. C’est ce dont le rapport Guinchard au garde des Sceaux sur une nouvelle répartition des contentieux (30 juin 2008) s’était avisé lorsque, concurremment à sa proposition de « dépénaliser » la diffamation (autrement dit de la renvoyer dans le droit de la responsabilité civile), il demandait le maintien dans la loi de 1881 des polices des « discours de haine » tout en souhaitant que soit reconnue en la matière une compétence exclusive de la 17e chambre correctionnelle de Paris (22).

Notes :

(1) Pour une discussion de ce concept, voir nos développements dans Libertés et droits fondamentaux, Berger-Levrault, 2015, p. 677-679. ↩

(2) Cons. const., n° 2015-512 QPC, 8 janvier 2016, M. Vincent (Sur cette décision : Thomas Hochmann, « Négationnisme : le Conseil constitutionnel entre ange et démon », RDLF 2016, chron. n°03 [www.revuedlf.com]). ↩

(3) Pour un aperçu de cette jurisprudence et de cette doctrine, voir notamment : Emmanuel Derieux, Le droit des médias. Droit français, européen et international, LGDJ-Lextenso, 2015. ↩

(4) La littérature sur la question, principalement « anglo-saxonne », est prolifique. Parmi les publications les plus récentes, voir : Eric Heinze, Hate Speech and Democratic Citizenship, Oxford University Press, 2016 ; Gwénaële Calvès, Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ-Lextenso éditions, 2015 ; András Koltay (ed.), Comparative Perspectives on the Fundamental Freedom of Expression, Wolters Kluwer, 2015. Voir également nos observations : « Liberté d’expression et liberté de religion : ‟blasphème” et ‟droit au respect des convictions religieuses” sont-ils équivalents ? » : compte-rendu de lecture de : Jacques de Saint-Victor, Blasphème. Brève histoire d’un « crime imaginaire », Gallimard, 2015. Compte-rendu de lecture : nonfiction.fr, 8 février 2016 ; « Le discours raciste, la loi, les juges » : compte-rendu de lecture de Gwénaële Calvès, Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ-Lextenso éditions, 2015 : nonfiction.fr, 31 décembre 2015. ↩

(5) L’autre objectif assigné à ces polices légales est d’endiguer, de déprécier l’expression publique de tels discours. Les rapports annuels de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, ainsi que son avis du 12 février 2015 sur « la lutte contre les discours de haine sur internet », suggèrent que cet objectif peine à être atteint. ↩

(6) Cette référence à la Political correctness américaine est particulièrement mobilisée dans les critiques françaises, plutôt souvent de « droite », des incriminations pénales ou de décisions de juges relatives aux « discours de haine ». Toutefois, ces mobilisations de ce concept ne renseignent pas vraiment sur le sens de ce qu’a été intellectuellement et politiquement le Mouvement Politically correct aux Etats-Unis, avec son importante articulation à la linguistique, à la psychologie sociale des stéréotypes, aux postcolonial studies, aux women studies (Voir sur ce point notre ouvrage La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, Mare et Martin, 2011, p. 141-148). D’autre part, les mobilisations du concept de « politiquement correct » dans le débat public français suggèrent une équivalence des cadres juridiques de « saisie » des discours de haine entre les Etats-Unis et la France. S’agissant des Etats-Unis, on voudra se limiter à trois observations : 1. Aucune des infractions françaises relatives aux « discours de haine » n’existe en tant que telle ou n’est opérante dans le droit américain, du fait de l’interprétation du Premier Amendement promue par la Cour suprême au XXe siècle. 2. Les « discours de haine » ne sont cependant pas l’objet d’une admission générale et absolue par le droit américain puisque les pouvoirs publics ont la faculté légale de ne pas accepter que des agents publics les commettent ès qualité d’agent public, de les interdire sur certaines de leurs dépendances (celles par exemple qui ne sont pas traditionnellement vouées à la manifestation d’opinions comme le sont les voies publiques ou les parcs) ou de refuser de subventionner des activités ayant un caractère discriminatoire ou haineux (il peut s’agir d’une exposition, d’un colloque, d’une publication, etc.). 3. Le refus des « discours de haine » peut s’inscrire dans le cadre de relations contractuelles, qu’il s’agisse, par exemple, des relations des universités avec leurs sociétaires ou des relations d’agents économiques avec leurs contractants (des clubs sportifs ou des sponsors prévoient constamment dans leurs contrats la révocabilité de leurs liens contractuels avec un partenaire ou un sportif dans l’hypothèse de la commission d’un discours de haine). ↩

(7) Crim., 7 juin 2011, n° 10-85179. ↩

(8) Cons. const., n° 91-290 DC, 9 mai 1991, Peuple corse. ↩

(9) Crim., 3 décembre 2002, n° 01-86088, Bull. crim., 2002, n° 218, p. 808. ↩

(10) Chambre correctionnelle, 1er août 2001. ↩

(11) Paris, 17e chambre, 19 mars 2015 ↩

(12) Élise Vincent, « Première condamnation pour racisme ‟anti-Blanc” », Le Monde.fr, 22 janvier 2014. Pour une relativisation de ce « racisme anti-Blanc », voir de Christelle Hamel, Maud Lesné et Jean-Luc Primon, « La place du racisme dans l’étude des discriminations » (section VI : « Un racisme à l’encontre de la population majoritaire ? »), in Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, INED, coll. Grandes Enquêtes, 2016, pp. 463-470. ↩

(13) Crim., 13 avril 1999, Bull. crim. n°77. ↩

(14) Le « paradigme de la seringue hypodermique » a été promu dans les sciences de la communication dans les années 1960 afin de caractériser la relation réputée univoque entre les médias de masse et leurs récepteurs. Ce paradigme (ainsi d’ailleurs que la célèbre formule de Marshall McLuhan : « le médium est le message ») est néanmoins relativisé, voire annihilé, dans les sciences de la communication contemporaines. ↩

(15) TGI Paris, 17e ch., 24 novembre 2005 ; TGI Paris, 17e ch., 26 mars 2002 ; Cour d’appel de Pau, 18 juin 2002 ; TGI Paris, 18 octobre 2000. ↩

(16) Cour d’appel de Paris, 11e section, 20 octobre 1994 ; Cour d’appel de Paris, 11e section, 31 octobre 1996 ; Crim. 8 juin 1999. ↩

(17) Voir notre étude : « Les caricatures de Mahomet et la liberté d’expression », Esprit, 2007/5. ↩

(18) Voir dans ce sens la tribune « Non à l’union sacrée » publiée par Le Monde le 15 janvier 2015 et la réponse de Jean-François Mignot et Céline Goffette, « Non, ‟Charlie Hebdo” n’est pas obsédé par l’islam », Le Monde.fr, 24 février 2015. Voir encore d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Seuil, 2015. ↩

(19) Crim., 17 mars 2015, n° 13-87.922, Bull. crim. 2015, n° 57. ↩

(20) Tribunal correctionnel de Lyon, 24 février 2009. ↩

(21) Sur cette question, voir en particulier de Jacques-Philippe Leyens, Sommes-nous tous racistes ? Psychologie des racismes ordinaires, Bruxelles, Mardaga, 2012. ↩

(22) Voir sur ce point notre ouvrage La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, Mare et Martin, 2011, p. 36-41. Voir également : Emmanuel Derieux, « Dépénalisation de la diffamation. Contribution à la réflexion », in Philosophie juridique du journalisme. La liberté d’expression journalistique en Europe et en Amérique du Nord, Pascal Mbongo [dir.], Mare et Martin, 2011, p. 73-90 ; Nicolas Bonnal, « Les ‟chausse-trappes” procédurales de la loi de 1881 : mythe ou réalité ? Essai d’étude statistique », Légipresse, 1er déc. 2011, p. 665 et s.

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